Aaron Spears
Batteur de cœur
Profitant de sa venue à la Bag’Show, nous avons voulu en savoir plus sur Aaron Spears, un des meilleurs ambassadeurs du moment de la « Black Music » américaine en termes de batterie. Ce jeune homme de 41 ans (on lui en donnerait 10 de moins), qui peut se targuer d’avoir des employeurs de luxe (le rappeur Usher et la diva Ariana Grande), fait partie du peloton de tête des Gospel Drummers. Habitué aux très grosses scènes internationales, il symbolise à la perfection ces batteurs actuels, engagés pour rajouter leur grain de sel (pardon, de groove !) en live, sur les séquences ou programmations, très répandues dans le hip-hop et le r’n’b. C’est backstage, quelques heures avant sa prestation décoiffante, visiblement pas stressé pour un sou (d’autres grandes stars de la batterie sont souvent moins relax en cet instant fatidique), qu’il s’est très gentiment livré au jeu de l’interview.
Qu’est ce qui t’a donné envie de te lancer dans la batterie à bride abattue ?
Pour moi, jouer de la batterie a toujours été une chose naturelle. J’ai commencé à l’église à 5, 6 ans et je n’ai jamais arrêté de jouer de la musique le plus que j’ai pu, et cela, quel que soit l’endroit où je me suis trouvé.
As-tu bénéficié d’une formation spécifique, du genre Berklee ou PIT ?
Non, absolument pas. Je n’ai jamais fait d’école de batterie. J’ai simplement développé tout ce que je peux jouer maintenant au fil des années, en écoutant beaucoup de musique et, aussi, en regardant pas mal de vidéos pédagogiques de grands batteurs comme Dennis Chambers et Dave Weckl, ou encore Vinnie Colaiuta et Steve Gadd. Je regardais ce qu’ils faisaient, puis j’essayais de reproduire leur technique.
Le fait de ne pas savoir lire ne t’a jamais posé de problèmes lors des séances ?
Non, pas du tout, car je sais toutefois lire une partition ! En 1986, j’ai passé une année dans la classe de jazz du Herbert College à L.A. Je connais bien la théorie musicale, mais j’ai toujours pratiqué cela en termes de jeu d’ensemble, avec les orchestrations, les arrangements, etc. Tout ce qui fait la musique en quelque sorte. Ce que j’ai voulu dire, c’est que je n’ai jamais étudié la batterie de manière académique.
Dirais-tu que tu t’inscris, de par ton jeu, dans la droite ligne de la « Black Music » américaine ?
En un sens, oui. J’ai tellement aimé écouté de soul music. Je me suis souvent inspiré de gens comme James Brown ou Stevie Wonder. Et puis j’ai tellement pratiqué le gospel ou le funk. Disons que j’aime la musique à partir de laquelle on ressent de bonnes vibrations !
Dans le rap ou le hip-hop, on sait qu’il existe une différence stylistique entre la côte Est (New York), où ces styles sont nés, et la côte Ouest (L.A.), où ils ont évolué différemment. Quand tu travailles pour un artiste, en studio, t’arrive-t-il d’avoir des indications de la part des producteurs, du genre : « Je voudrais que ta partie de batterie sonne plus East Coast, ou West Coast ? ».
Oui, bien sûr, mais c’est avant tout une question d’instrumentation. Il arrive par exemple que l’on veuille rendre la chose plus vivante en rajoutant des boucles de jazz par-dessus le motif de base. Je dois donc m’adapter en conséquence. A l’inverse, il peut arriver que l’artiste pour lequel on travaille désire que tout ait un rendu très mécanique. Dans ce cas, tout ce que l’on reçoit provient directement d’un ordinateur. Il me faut donc jouer très droit. J’adore faire ça aussi ! Quelquefois, on me demande : « Balance-nous des fills dans l’esprit Motown-Old School * ». Cela ne me pose pas de problèmes, car je possède au fond de moi tout ce bagage soul, comme je l’ai dit. En situation de séance, je préfère toujours arriver en avance, du genre 24 heures avant, de manière à savoir ce que je vais devoir utiliser. Vais-je devoir sortir du rythme de base en faisant évoluer le tout avec des breaks de toms ? Ou alors, de quel type de caisse claire vais-je avoir besoin ? Une caisse en érable peu profonde pour avoir un rendu très explosif, ou, à l’inverse, une très profonde pour avoir un son épais ?
Comment as-tu eu le job pour Usher ?
Pour travailler avec Usher, il a fallu rentrer dans le processus d’audition. Au préalable, avant de rencontrer les producteurs, ces derniers m’ont demandé de leur envoyer une vidéo où l’on me voit jouer, car ils voulaient analyser mes performances et mon jeu de batteur. J’ai donc préparé tout ça en amont, en prenant le soin de bien m’enregistrer et de bien me filmer. Je leur ai envoyé cette vidéo et ils m’ont rappelé pour me convoquer à l’audition finale.
Et avec Ariana Grande ?
Non, dans ce cas, le directeur musical me connaissait bien et il m’a simplement appelé pour faire partie de la tournée.
Sachant que de tels shows demandent aussi des qualités physiques indéniables pour un batteur, te livres-tu à un entraînement physique spécifique pour te préparer, ou même t’entretenir, tout simplement ?
Non, absolument pas ! Je joue de la batterie depuis tellement de temps… Et pour moi, c’est plutôt du style : le plus je joue, le plus je suis à l’aise derrière ma batterie ! Je ne fais donc aucun entraînement physique au préalable.
A tes débuts, t’est-il arrivé de penser qu’un jour, tu pourrais arriver à une stature internationale, comme c’est le cas maintenant ?
(Son visage s’éclaire avec un rire sincère) Alors là non, jamais ! J’ai toujours tellement aimé la musique et tellement aimé en jouer, tout cela n’étant que ma priorité, que je n’ai jamais pensé à devenir un “batteur international” !
Dans une interview (Batteur Magazine numéro 284), Chris Coleman, un autre célèbre “gospel drummer”, révélait qu’il avait dû faire de multiples petits boulots avant de devenir musicien professionnel. En a-t-il été de même pour toi ?
Oui, pareil pour moi ! J’ai dû faire plein de trucs en parallèle pour vivre. Par exemple, j’ai travaillé dans une boîte de photocopies, j’ai réparé des ordinateurs, j’ai vendu des fringues, etc.
Penses-tu qu’il existe une compétition entre les batteurs de ta catégorie ?
Non, je ne vois pas les choses comme cela. Je pense surtout qu’il faut avant tout être soi-même quand on joue.
Selon toi, qu’est-ce qui te différencie des autres postulants ?
Je pense que j’ai un truc un peu spécial pour combiner les grooves, les fills et les breaks. Cela donne un genre de créativité qui me rend identifiable. (Force est de constater que la frappe d’Aaron, bien que très puissante, est néanmoins nuancée, avec un beau toucher et un beau son, le tout assorti de breaks incisifs tous plus inventifs les uns que les autres). Je joue toujours de la batterie avec mon cœur, c’est le plus important pour moi. (Aaron pose alors sa main sur son cœur).
Pourquoi le choix de DW ?
(Le visage d’Aaron s’éclaire à nouveau). J’ai choisi les batteries DW car je suis amoureux de leur son ! On trouve aussi de bonnes relations artistiques dans cette compagnie. De plus, il y a un excellent suivi au niveau du matériel : si j’ai besoin d’un set mélodique, je sais que je vais l’avoir dans la minute. Ils répondent très vite à mes demandes. C’est une marque qui offre une grande diversité de modèles, et donc de son.
Combien possèdes-tu de kits ? T’adjoins-tu les services d’un « drums-manager », comme le font la plupart les grands batteurs de séance ?
Hum (Petit moment de réflexion)… Des kits, je dois bien en avoir 7 ou 8 pour le moment. Mais il m’arrive aussi d’en rendre. Je ne suis pas ce genre de personne qui aime garder les choses sans les utiliser. J’aime plutôt redonner du matériel que je n’utilise plus, pour qu’il soit joué par quelqu’un qui en a réellement besoin. J’aime partager et je n’ai pas ce comportement un peu, comment dire… collectionneur ! Sinon, oui, bien sûr, j’ai quelqu’un qui travaille pour moi. Il va me chercher mes batteries, qui sont stockées dans un local prévu à cet effet, et il les ramène une fois la tournée ou les séances terminées.
Hormis le fait de tourner et d’enregistrer pour de grands artistes, as-tu des projets personnels ?
Un jour, j’aimerais faire un album à mon nom. Ce serait un album de ma musique, pas de plans de batterie ! Quelque chose qui vienne vraiment de moi, quelque chose de très personnel. Quelque chose qui sonne vraiment bien ! (Il fait à nouveau le geste de poser sa main sur son cœur). Et surtout, j’envisage de m’investir dans l’éducation. Je voudrais ouvrir une école de batterie, ici où je vis, c’est-à-dire à Washington DC. Mais, plus que cela, je voudrais m’adresser aux jeunes batteurs qui veulent faire carrière, dont certains proviennent de milieux assez défavorisés, en les conseillant par rapport à mon expérience. Je pourrais leur parler des options qu’il faut prendre dans le business, du genre : comment réussir une audition, quelle attitude adopter pour trouver du travail ou réussir un gig, etc.
D’autant plus qu’il y a une énorme communauté noire défavorisée à Washington DC et que les problèmes raciaux y ont souvent été très aigus (rien qu’à voir les émeutes dans les années 60, en pleine guerre du Vietnam)…
Oh que oui ! Et depuis Trump, les choses régressent à nouveau. Tout le système fait machine arrière. C’est dramatique ! (Prenant à ce moment un air désabusé) Il faut pourtant se mobiliser pour que les choses aillent mieux. •
* Motown Records : Maison de disques emblématique de la musique populaire noire américaine, créée en 1959 à Detroit par Berry Gordy, qui a sévi pendant plusieurs décennies, en faisant émerger des talents comme Diana Ross, Stevie Wonder, Marvin Gaye ou les Jackson 5, sur fond d’arrangements et d’orchestrations de grande qualité, devenus très identifiables.
Aaron Spears vu de Backstage, par Laurent Bataille
Mr Spears possède l’une des assises les plus incroyables qu’il m’a été donné de voir de près. Le poids dans le siège (réglé très haut) et l’ancrage du bassin sont impressionnants ! Le backbeat de la main gauche enflamme tout autant, tant cette frappe précise et tranchante semble pouvoir réduire la caisse en deux lors de chaque rimshot. Groove, précision incroyable du placement, puissance des coups… mais des fills que j’ai personnellement trouvés complètement inappropriés ! Lui qui a justement pris le micro pour dire que la batterie n’était pas du sport, respecte effectivement une mise en place parfaite sur chacun des points d’appui. Mais au-delà, le manque de « phrasé » m’a déçu. Un gloubi boulga qui allait à l’encontre de l’incroyable groove asséné pour chaque chanson. Trop de talent naturel ? Pas assez d’exigence pour ces interventions très riches qu’il ne lance pas forcément derrière une chanteuse ? Ou développement artistique proche d’une pensée digne d’un Jackson Pollock, voire d’un Elvin moderne ? Number One du groove, c’est sûr, mais ce « blur » de coups imprécis à ce point, c’est pas trop mon truc.