ANNE PACEO

ANNE PACEO

Anne Pacéo

Anne a décidé en novembre dernier de quitter la tournée de Jeanne Added pour pouvoir s’occuper de son projet Circles, dont l’excellent album est sorti en ce début d’année. Mais il lui restait apparemment un peu de temps libre : lorsque nous l’avons rencontrée,
elle sortait d’une auditionavec Christian Olivier, ex-chanteur des Têtes Raides, qu’elle a brillamment réussie, puisqu’elle était
à ses côtés sur scène le 6 avril à la Cigale, et le suivra en tournée.
Rencontre avec une artiste très occupée.

Bonjour, Anne. C’est courageux, par les temps qui courent, de lâcher une tournée qui marche très bien !
C’est vrai, mais mon projet est vraiment très important à mes yeux. C’est génial de monter sur scène devant des milliers de personnes, mais la tournée, c’est un mode de vie assez particulier. Tu te retrouves à vivre 24 heures sur 24 avec des gens que tu connais peu. Chacun a ses défauts, ses qualités, il faut apprendre à dompter ses défauts, composer avec ceux des autres… C’est un bon exercice de vie commune ! Certains mois, je n’ai passé que quatre jours chez moi. Ma vie sentimentale et familiale était très compliquée à gérer. Lorsque j’arrivais à dégager du temps pour mes proches, j’étais crevée, mais je profitais à fond de ces moments, parce que je savais qu’ils étaient rares. Pour te dire, j’ai été plusieurs fois ébahie de me retrouver au cinéma ou au resto avec des potes !

Donc, tu en as retiré plutôt du positif ou du négatif ?
Du positif ! J’ai beaucoup appris pendant cette année et demie, j’ai joué sur des scènes superbes. La musique était vraiment super, et je me trouvais dans une recherche de perfection d’interprétation. Je jouais la batterie et je faisais des chœurs, donc ça demandait déjà une bonne indépendance. En plus, je déclenchais des séquences à partir d’un SPD-SX Roland. Donc, il fallait mémoriser pour chaque titre à quels endroits étaient quelles boucles ou quels sons sur les neuf pads. Impossible de programmer des récurrences, ça changeait sur chaque morceau. Donc, tous les soirs, c’était pour moi un challenge de ne faire aucune erreur, de rester sur le click, d’avoir l’énergie… Je ne m’ennuyais pas du tout, et Jeanne me laissait un peu de liberté d’interprétation, malgré les machines.

Tu bénéficiais d’un technicien batterie pendant toutes ces dates ?
Non, nous avions un régisseur qui me donnait un coup de main, mais c’était à moi de monter l’essentiel de mon kit Yamaha Maple Hybrid avec sa grosse caisse de 22″, ses toms de 12″ et 16″, de brancher le SPD-SX, les capteurs, les modules TM-2… Du coup, aujourd’hui, en branchements, je maîtrise ! L’ingé-son m’a également expliqué le placement des micros. Tout ça va me servir pour la suite, car je compte bien continuer à utiliser de l’électronique sur scène.

Jouer beaucoup de musique pop pendant tous ces mois m’a donné envie d’un projet jazz plus électrique, basé sur des impros, mais avec les couleurs de la pop. Un mélange de chansons et de parties instrumentales.

Travailler avec Jeanne Added était différent d’accompagner Mélissa Laveaux ?
Oui, parce qu’avec Mélissa, je ne lançais pas les séquences, j’avais juste à bien jouer sur le click. Mais les débuts et les fins des titres étaient immuables. Avec le SPD-SX, si tu veux rallonger une partie, tu peux, il suffit de ne pas lancer la boucle suivante ! Et puis, la musique était différente : Mélissa, c’était groove-funk-afro, avec pas mal de machines, mais en restant organique. J’ai beaucoup appris avec elle, mais encore plus avec Jeanne, qui m’a fait utiliser une nouvelle partie de mon cerveau sur sa musique du type « machines qui groovent ».

Mais ça ne te laissait pas le temps de faire ta musique !
Non. Je trouvais le temps de m’occuper des concerts pour mes projets, d’écouter les mixes d’enregistrements, mais pas d’écrire. Et la prod de Jeanne commençait à vouloir une priorité sur mon emploi du temps, voire une exclusivité. Or moi, j’ai besoin d’être libre. Et surtout, je ne peux pas me cantonner à un seul projet, même si c’est le mien. J’ai besoin d’aller jouer à droite et à gauche, ça me nourrit. J’aurais l’impression de me perdre, sinon.

Tu n’as pas eu de mal à trouver un remplaçant lorsque tu as quitté la tournée, j’imagine !
C’est Emiliano Turi qui a pris la relève. Il me remplaçait déjà quand je ne pouvais pas assurer certaines dates. Il connaissait donc le répertoire, et c’est un copain de Jeanne, donc ça s’est fait sans souci. Mais c’est clair que ça fait un gros changement, quand tu te retrouves avec vingt dates en moins par mois. J’ai eu peur du vide, au début, mais ça m’a finalement permis de me retrouver, de retravailler mon instrument, d’écrire ma musique, de la travailler vraiment en profondeur avec mes groupes. Et puis, je me retrouve un peu plus disponible, donc on recommence à m’appeler, et de nouvelles collaborations s’offrent à moi. C’est très excitant. Je peux à nouveau faire de nouvelles rencontres, et j’en ai besoin. Là, je viens de passer une audition, je préfère ne pas te dire avec qui, et j’espère que je vais être prise, car j’aime beaucoup cette musique. (Il s’agissait de Christian Olivier, comme nous l’avons appris plus tard, NDR)

Ce qui nous amène à Circles, ton nouveau projet solo. Qu’est-ce que tu veux exprimer, avec cette formation ?
Jouer beaucoup de musique pop pendant tous ces mois m’a donné envie d’un projet jazz plus électrique, basé sur des impros, mais avec les couleurs de la pop. Un mélange de chansons et de parties instrumentales. J’ai vraiment tripé sur le disque de James Blake, “Overgrown”, avec le titre Retrograde et tous ses synthés. Tame Impala, Little Dragon, j’adore également. Forcément, ça a commencé à déteindre sur mon écriture. Et puis, on me connaît beaucoup comme batteuse coloriste, assez aérienne, alors j’avais envie d’enregistrer un disque avec des tourneries, où j’enfonce des clous sur de belles mélodies ! J’ai rassemblé les musiciens il y a deux ans, et nous avons commencé par jouer deux concerts à Paris, pour voir si l’alchimie fonctionnait. Tony Paeleman, aux claviers, a apporté la touche électrique, avec son Fender Rhodes, ses synthés analogiques. Je voulais des sons qui grattent, un peu rugueux, mais sans retomber dans ceux des années 1980. Il a su répondre à toutes mes demandes, et faire des propositions qui me plaisaient. Leila Martial, au chant, utilise beaucoup d’effets, ainsi qu’Émile Parisien sur ses saxos. J’ai donc composé spécialement pour cette formation ; Leila a écrit les paroles de deux titres et Marion Rampal de deux autres. Puis j’ai soumis mon travail au groupe pour que nous explorions ensemble. Mais c’est en studio que ça s’est vraiment déployé. La tournée commence à se monter, j’espère que nous pourrons jouer de nombreuses fois.

Tes autres projets sont toujours actifs ?
Oui, tout à fait. Avec Triphase, nous avons joué au Maroc et en Colombie l’année dernière. D’ailleurs, nous avons un projet de résidence là-bas, il faut que je m’en occupe sérieusement. Yôkaï a joué en Asie en fin d’année dernière, nous avons un projet de résidence au Cambodge. Mais là, ma priorité, c’est Circles.

Comment trouves-tu ces plans à l’étranger ?
Essentiellement par le biais de l’Institut Français, ainsi que les Alliances Françaises. La tournée en Colombie, ça s’est fait par la Banco de la Republica colombienne, qui gère le budget culture de l’État.

De toute façon, je ne suis pas attirée par la musique aux harmonies trop complexes. J’aime les belles mélodies, les chansons… Je préfère Debussy à Messiaen.

Tu continues à participer à d’autres projets, en plus de ces trois groupes ?
Oui. Il y a celui du saxophoniste Raphael Imbert, Music is my Home, avec des bluesmen de la Nouvelle Orléans. C’est assez incroyable de se retrouver avec ces vieux chanteurs de blues. Pour cette musique, Raphaël voulait que je joue un peu sale, un peu gras ; que je laisse traîner des coups, joue un peu derrière, avec des fûts détendus, une caisse claire profonde. C’est quelque chose que j’aime bien faire ! J’accompagne aussi la chanteuse Marion Rampal et le pianiste Christophe Imbs. La musique avec ce dernier est assez rock. Je joue sur batterie acoustique, mais je sens que je vais bientôt utiliser de l’électronique, car Christophe joue sur un piano préparé très électrifié. En fait, on m’appelle de plus en plus pour des projets où je dois avoir un son rock, assez sale.

Quelle batterie utilises-tu pour cela ?
Je joue sur une Yamaha Maple Custom Absolute au format jazzette : grosse caisse de 18″, toms de 12″ et 14″. La peau de résonance de la grosse caisse est trouée, et je l’assourdis un peu. Pour mes projets, une grosse caisse de 22″, ça sonnerait trop jazz-rock, je n’ai pas envie de ça. Pour les peaux des fûts, j’ai beaucoup cherché, et j’ai fini par adopter des Remo Powerstroke III blanches, qui me permettent d’avoir un son assez rock sur un tom basse de 14″. Je modifie les peaux et leurs réglages plutôt que les tailles de fûts quand je passe d’un projet à l’autre. Et j’utilise à présent tout le temps une caisse claire Yamaha Elvin Jones. Elle a une profondeur de 7″, des gros cercles en bois, elle envoie vraiment, mais elle sonne aussi quand tu la joues piano. Elle est équipée de peaux Remo Ambassador, avec des Moon Gel.

Tu changes tes cymbales, d’un projet à l’autre ?
Non, j’arrive à fonctionner avec les mêmes. Mon set Bosphorus est assez polyvalent, il fonctionne bien, de la musique électronique de Jeanne Added au projet blues de Raphaël. J’ai une Ride Master Vintage ; une Crash Black Pearl, qu’on ne trouve pas en France, et je ne comprends vraiment pas pourquoi, parce qu’elle est géniale ; de temps en temps, j’utilise une Samba Serie, mais elle est fine, donc il faut être délicat dessus ; et un gros charleston Black Pearl de 15″. Je précise que pour frapper tous ces éléments, j’utilise des baguettes Vater Sugar Maple Fusion.

Le métier est différent pour toi selon que tu es leader de la formation ou pas ?
Non, pas vraiment. Mais les stress sont différents pour l’un et l’autre. Avec Jeanne, j’avais des stress de disponibilités, et de responsabilité ! Car j’avais un rôle très important dans l’orchestre, je pouvais mettre tout le monde dedans à la moindre erreur. Avec mon groupe, je suis plus détendue au niveau artistique, et je m’entoure de gens avec qui je sais que tout va bien se passer, mais je dois m’occuper de l’organisation des concerts avec le tourneur. Je me bats pour que les conditions soient les meilleures, et je nous mets tous au même niveau : je ne me paye pas plus que les autres. Par ailleurs, c’est désormais à moi de répondre aux questions des journalistes !

Tu arrives à parler de ta musique ?
Oui, ça va. À vrai dire, chacune de mes compositions raconte quelque chose. Une expérience me pousse à composer un titre. Parfois aussi, je pense beaucoup à quelque chose pendant une période et ça finit par se traduire en musique.

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Tu composes sur quel instrument ?
Au piano, mais sans être pianiste. Je pose mes mains sur le clavier, je cherche, j’écoute. Je note tout, et ensuite je chiffre. J’ai pourtant suivi des cours théoriques au CNSM pendant des années, mais il n’y a rien à faire, mon approche reste instinctive. Ça sonne ou pas à mon oreille. Ça doit avoir ses limites, mais ça fait aussi mon style. De toute façon, je ne suis pas attirée par la musique aux harmonies trop complexes. J’aime les belles mélodies, les chansons… Je préfère Debussy à Messiaen. Avec Triphase, jusqu’à présent, la composition a été assez collégiale. Chacun amène des titres, et nous les modifions en commun. Dans Yôkaï et Circles, c’est vraiment ma musique. Il y a d’ailleurs eu une réelle évolution avec le temps. Triphase, mon premier groupe, c’est la composition familiale. Pour Yôkaï, j’ai appelé des potes, mais j’amène toute la musique. Pour Circles, je compose encore tout, mais j’ai fait appel à des gens que je connaissais moins. C’était donc un pari musical et humain, que je pense avoir gagné, car ça se passe très bien, musicalement et humainement. De Triphase à Circles, j’ai en fait l’impression d’avoir grandi.
La dernière fois que je t’ai interviewée, tu m’avais dit que tu ne recherchais pas la performance à la batterie, que tu travaillais des exercices assez simples, en essayant par exemple de faire des soli en ne jouant que des noires. C’est toujours le cas ?
Oui, tout à fait. Depuis un moment, j’essaye de jouer le plus lentement possible, d’être super tight à vingt à la noire, par exemple. Ça m’a beaucoup servi avec Jeanne, car il fallait que je sois ultra précise. Et pour être ultra précis sur un groove, il faut être capable de le jouer très lentement. Sinon, je travaille pas mal l’indépendance, des rythmiques pop, hip hop, des mesures impaires… Mais j’ai l’impression que je pourrais travailler le même exercice, les mêmes grooves toute ma vie. Au début, tu travailles avec le métronome en noires, puis tu peux le penser sur la deuxième croche. Ensuite, tu peux ralentir le tempo à l’extrême, comme je le fais aujourd’hui…

Et quand tu ralentis le tempo, tu te mets à compter les croches dans ta tête, ou tu restes sur un repère de noires ?
Plutôt les noires, pour ressentir la lenteur. Et ça a fini par avoir un impact sur ma manière de ressentir le rythme. Aujourd’hui, je le sens dans mon ventre. C’est une sensation toute nouvelle. Les ralentissements et les accélérations, je les sens physiquement. Une autre manière de travailler qui a dû y contribuer, c’est l’utilisation de l’appli Time Guru : tu programmes le métronome en croches et tu choisis un pourcentage de clicks non émis, de manière aléatoire, jusqu’à 99 %. C’est génial. Et c’est là que tu te rends compte comme tu peux perdre des croches au cours d’une mesure ! •