DANIEL HUMAIR PART 1

Daniel Humair
Retour sur la carrière d’un grand du jazz (1ère partie)
“Une mémoire d’éléphant”

double ouv humair

Lorsque l’on consulte le site Drummerworld, auquel incombe la délicate mission de répertorier les plus grands batteurs et percussionnistes internationaux qui ont marqué l’histoire de la musique, force est de constater que les batteurs français ou francophones sont peu nombreux : mis à part Christian Vander, André Ceccarelli, Mino Cinélu ou Manu Katché, on trouve effectivement le Suisse Daniel Humair !

Particularité de Daniel : il a dédié la quasi-totalité de sa très longue carrière à l’univers du jazz, en évoluant depuis presque 60 ans aux côtés des plus grands musiciens, emblématiques de cette discipline exigeante. Arrivé à Paris au milieu des années 50, en pleine époque des clubs de jazz (le « jazz à Paris », comme il se plaît à le rappeler), cet amateur d’art (il est lui-même peintre) et de gastronomie est doté d’un physique et d’une carrure à toute épreuve : une « gueule », comme on dit dans le cinéma, tant et si bien qu’il n’aurait pas été incongru de le voir figurer dans un polar français des années 60 ou 70, auprès des défunts Jean Gabin, Lino Ventura ou Bernard Blier. A l’instar de ces derniers, c’est aussi un personnage cultivé, sensible et intelligent. Même s’il se décrit comme peu intéressé par le genre littéraire, son sens aigu de la rhétorique, doublé d’un emploi judicieux de l’art de la métaphore, ont donné naissance à une voix singulière, tranchant de fait avec ce ton consensuel, voire démagogique, employé bien trop souvent par les acteurs culturels du moment. Même lorsque Humair décoiffe par des propos incisifs, la plupart du temps, il ne faut pas prendre cela au premier degré. En fait, le batteur pense et parle comme il joue : tout en nuances et en spontanéité, sur fond de superposition d’idées et de couleurs judicieusement choisies. Chez Humair, que l’on aime ou que l’on déteste, une critique n’est jamais gratuite : elle est là pour faire réfléchir, mettre les choses en perspective et nous bousculer dans nos certitudes, voire pour nous déranger. N’est-ce pas là la marque de tout grand artiste ? A voir les nombreux acteurs du monde artistique qui semblent acquis à la cause du maître, et bien qu’il s’en défende, il y a bel et bien un état d’esprit et une philosophie « humairiens ».

Merci à Philippe Légaré (professeur de batterie et journaliste à Batteur Magazine), Jacky Bourbasquet (batteur professionnel, ex-élève de Daniel Humair et ancien chef de produit Sonor) et Philippe Bertrand (journaliste et animateur à France Inter) qui, par leur participation éclairée, ont permis la réalisation de cette interview.

 

Totalement ambidextre, Daniel Humair excelle par une technique et une indépendance poussées à l’extrême, à partir desquelles il s’est forgé un style original qui s’inscrit de plain-pied dans l’élaboration du jazz moderne, et qui a marqué une rupture dans le paysage musical à l’aube des années 60. Agé de 79 ans et en parfaite santé, Daniel reste très actif, continuant d’évoluer sur les scènes internationales et n’hésitant pas, au passage, à révéler de jeunes talents.

(Propos recueillis le 3 avril 2017)

Le style, les styles, l’histoire du jazz, la personnalité

D’après vous, qui avez vécu différentes époques musicales, à partir de quel moment le style de batterie jazz a-t-il évolué vers ce que l’on a coutume d’appeler le « jazz moderne », avec tous les changements qui se sont imposés, comme la modification du drive de cymbale ?
Tout cela a toujours dépendu des musiciens avec lesquels j’ai pu jouer, parce qu’on ne peut pas mettre un tissu écossais à rayures avec quelque chose d’inapproprié. Je me suis plutôt adapté, au fil du temps, à tous les musiciens avec lesquels j’ai pu jouer, tout en étant tout de même porté sur le tempo et la qualité du swing. On peut swinguer avec tempo sous-entendu ou tempo plus assis. Tout cela est une question d’articulation juste. Si on n’a pas écouté Armstrong, on ne pourra pas jouer dans le style de Sonny Rollins.

Vous avez tourné en Allemagne dans les années 70-80 avec le guitariste Attila Zoller. C’est pour moi un exemple que l’on peut qualifier de « jazz moderne »…
Pour moi il y a jazz ou pas jazz. Il y en a qui sont modernes encore aujourd’hui et d’autres qui n’étaient plus modernes le lendemain de l’enregistrement. Je préfère parler de jazz intemporel. Je connais bien le jazz depuis le début, du New Orleans jusqu’à aujourd’hui. Je maîtrise bien la question. Je savais exactement où me situer quand j’allais travailler avec Attila Zoller. Dans ce cas, on était plus dans la direction free d’Europe de l’Est. J’essaye surtout de m’adapter aux contrebassistes : des fois ça colle parfaitement, et d’autres fois il faut un peu aller contre, car on ne trouve pas la communication souhaitée. C’est un peu comme si l’on doit rajouter un peu de citron pour atténuer la fadeur.

Vous avez suivi les évolutions stylistiques, de toute façon…
Il y a toujours eu des gens qui jouaient différemment. Par exemple, quand je tournais avec Eric Dolphy, on ne jouait pas de la même manière qu’avec d’autres. Quand Don Ellis est venu à Paris il y a très longtemps, on jouait totalement free. On pensait ensemble. L’élément unitaire de tout ça, c’est jazz + articulation swing. Louis Armstrong ou Coltrane, c’est la même articulation ! Bon, si maintenant vous me demandez d’aller accompagner un chanteur, je ne vais pas lui balancer des torrents de roulements. Je vais faire en sorte qu’il se sente à l’aise, tout en faisant un compromis de politesse.

Je vous ai vu l’an passé en concert avec Michel Portal. Joachim Kühn et Bruno Chevillon. En de telles circonstances, jouez-vous pleinement Daniel Humair, au sens artistiquement original ?
C’est à vous de me le dire ! Je ne pense pas à moi quand je joue. Avec ceux-là, j’ai une façon de jouer différente, mais je ne sais pas si je suis identifiable en ces instants. Bien sûr, si DeJohnette joue avec Portal, il ne joue pas comme je joue moi. Mon option n’est pas de faire une relecture du jazz américain, que je connais bien par ailleurs. Je joue avec mes cartes, sans penser à dire : « Oh, il faut que ce soit du Humair ! ». Je fais en sorte de faire de la musique de qualité avec du goût. J’ai toujours essayé de jouer de la musique sans concession et pas de la musique alimentaire. Alors, oui, j’ai fait aussi des boulots anonymes dans des séances où on m’a toutefois rarement vu, comme accompagner des vedettes de variété. Mais, pour ce qui me concerne, j’étais surtout dans les clubs avec Kenny Clarke, Aldo Romano, qui est arrivé un peu après, et aussi avec quelques autres. On faisait « le jazz à Paris », comme cela se disait. Si Stan Getz était devant, on jouait d’une façon. Si c’était Martial Solal, c’était d’une autre façon, et encore d’une autre façon si c’était René Urtreger, qui jouait d’une manière totalement différente de Solal. Donc, à chaque fois, il faut posséder un bagage spirituel et technique qui vous permette de changer de cheval sans diminuer le galop. Cela ne me gêne pas d’aller jouer du middle jazz. Ce qui m’importe, c’est la qualité. Un type qui marque tous les temps peut m’intéresser à la rigueur, mais, si ce n’est pas un bon, je n’y vais pas ! Mais disons que je suis tout de même plus orienté vers une musique ouverte et la composition instantanée à base de jazz. C’est une histoire d’esprit, de vocabulaire et de personnalité.

Même si vous avez fait quelques incursions dans les musiques de film ou de publicité, ou en tant qu’accompagnateur, il semblerait que vous vous êtes rapidement éloigné de la fonction de sideman…
Je n’ai jamais fait ce métier pour l’argent ou pour vivre dans le luxe. Certaines personnes, dont des anciens élèves comme Pierre-Alain Dahan (1), ont fait ça dans le but d’en vivre le mieux possible. Moi, j’ai voulu jouer le plus possible à un niveau artistique. Je n’ai jamais été ni pauvre, ni riche. J’ai toujours vécu selon mes moyens. Je me moque de ce que le jazz peut m’offrir de ce côté-là. J’ai toujours fait en sorte de m’amuser tout en étant bon, car, si l’on n’est pas bon, on ne s’amuse pas. Contrairement à certains collègues, j’ai toujours préféré le petit gig de jazz au gros gig de variété. Certains m’ont reproché d’avoir de la chance, ce à quoi j’ai toujours répondu : « Ce n’est pas une chance, c’est un choix personnel, c’est un sacrifice. » Je n’ai jamais considéré la batterie comme du fonctionnariat. C’est un art de création. Pour moi, l’intérêt est moindre à partir du moment où on ne peut pas mettre sa touche personnelle. Il n’y a rien de mal à servir la soupe, mais il ne faut pas que cela devienne servile.

Est-ce que dès les débuts, vous pressentiez que vous alliez devenir une référence dans le monde de la batterie, en sachant que vous êtes l’un des seuls batteurs français régulièrement cité par les Américains ?
Pas du tout ! Les Américains, c’est un peu normal qu’ils me citent, car ils savent ce que j’ai fait dans ma vie. Ils me disent souvent des choses gentilles. Récemment, j’ai vu Jeff Watts, qui m’a salué. Ici, en France, on a souvent l’impression que, parce que vous êtes français, on ne vient pas vous écouter. J’ai parfois entendu quelques vannes, très méchantes à mon égard, qui m’ont fait changer mon état d’esprit. Une mauvaise critique, ça vous aide à vous bonifier.

Vous vous êtes souvent offusqué contre la «binarisation » intensive de la musique, en mentionnant des batteurs comme Billy Cobham ou Steve Gadd…
Attention ! Il faut se poser la question : qui fait quoi ? Billy Cobham et Steve Gadd sont des anciens batteurs de jazz qui connaissaient bien ça à leurs débuts. Si j’avais une critique à faire à Steve Gadd, c’est que je lui trouvais un son passe-partout, mais moins riche et personnel que celui d’un Dédé Ceccarelli. D’ailleurs, ce dernier peut s’adapter à plus de choses que moi. De nos jours, on trouve pléthore de batteurs de binaire qui n’ont pas eu accès au jazz et cela manque au niveau du vocabulaire. Le tambour militaire, c’est une régression dans le langage de la batterie. Il faut toujours considérer la batterie jazz comme un mélange de tambour militaire, d’Afrique et d’articulation ternaire propre au jazz. Cela m’intéresse moins à partir du moment où il n’y a pas cet état d’esprit. Je vois souvent des batteurs à la télé avec de la belle exécution et de la performance physique, mais je sais exactement ce qui va venir au coup suivant. C’est du « rac tac tac tac… ». Elvin Jones, Jack DeJohnette, etc., ca n’était pas téléphoné !

Vous avez fréquenté tous ces grands…
Oui. J’écoutais Kenny Clarke tous les soirs au Club St-Germain. J’ai fréquenté Elvin Jones dès 1958 en Suède. Art Blakey : on jouait à deux batteries au Club St-Germain, moi avec Martial Solal, lui avec ses Jazz Messengers ! Tous ceux-là venaient à peu près de la même source, mis à part Elvin Jones, qui était pour moi un martien. Je n’ai jamais vraiment compris d’où il venait ! Il y a eu aussi l’arrivée de nouveaux, comme Tony Williams, qui venait de l’école Berklee, par les cours qu’il avait pris avec Alan Dawson. Dawson a été le père de ce style-là. La première fois que je l’ai vu jouer, j’ai compris tout de suite d’où venaient ces choses nouvelles jouées par Tony Williams. Max Roach, quant à lui, avait quand même une personnalité forte.

En tant que musicien européen, étiez-vous traité d’égal à égal ? Ou sentiez-vous une discrimination par rapport à tous ces Américains porteurs du jazz ?
Alors là, je vais vous dire : à part quelques cons, à de très rares exceptions, ils ont tous été corrects et formidables avec moi. Quand j’ai joué avec Cannonball, il a été charmant. Pareil avec Gillespie. Quand on tournait à Chicago, nous allions ensemble au manoir d’Hugh Hefner, le manager de Playboy. On était comme des copains. Avec Elvin (Jones), j’allais manger chez lui. Il n’y a jamais eu le moindre problème. Il faut vraiment insister sur le fait que, si les musiciens américains vous acceptent, c’est qu’ils vous jugent au niveau pour faire leur truc. Ils ne font pas de différence avec les Européens. Il y a les bons et les mauvais. Si vous écoutez Sonny Rollins, ou Dexter Gordon, ou Coltrane, ou encore Michael Brecker, ils ont chacun leur truc, mais ils ont tout de même des voies communes. A ce moment, on ne peut pas dire qu’untel est meilleur qu’untel. On n’est pas aux Jeux Olympiques. Il n’y a pas les Américains d’un côté et les Européens de l’autre. Cela fait 50 ans que je vois ce genre de restriction et ça me casse les burnes !

La technique, le son

Vous êtes aussi connu pour un son, un style, une personnalité artistique…
Si vous êtes peintre et que vous faites la même chose que votre voisin, où est l’intérêt ? Par rapport au son, comme j’ai eu beaucoup d’expériences différentes, je me suis toujours adapté, avec du matériel très diversifié. Par exemple, quand je jouais avec les Swingle Singers, il fallait s’arranger pour ne pas couvrir les voix. Je vais vous raconter une anecdote : à l’époque Dizzy Gillespie se baladait oujours avec une cymbale chinoise qu’il passait au batteur avec lequel il travaillait. Cette cymbale à clous faisait un bruit terrible. Quand je me suis trouvé à jouer avec lui, je lui ai demandé pourquoi il voulait qu’on l’utilise. Il m’a répondu : « Cela ne se mélange pas avec mon son aigu de trompette et quand on joue vraiment le tempo, j’entends mieux le « ping » que fait la baguette sur la cymbale. » Mel Lewis, par exemple, utilisait un accessoire ou une cymbale différente selon qu’il accompagnait les trombones ou les saxophones. J’ai toujours essayé de suivre cette voie-là. La couleur, c’est le contraste. En peinture, si vous mettez un bleu à côté du rouge, vous obtiendrez une vibration qui n’est pas la même que si vous mettez un vert à la place du bleu, ou bien du noir ou un autre rouge. C’est une question de nuance. Il faut que ce soit pareil avec la musique. C’est pour cela que j’aime dire que je peins plus la musique que je ne joue la peinture. Toutes ces superpositions de couleurs et de sons sont très importantes pour moi, et j’essaye toujours d’être le plus orchestral possible. Il faut aussi réfléchir à des trucs du genre : est-ce que, dans telle situation, c’est mieux de prendre 2 toms avec 20 possibilités de son que l’inverse ? Il m’arrive de voir des batteurs qui passent deux heures à régler plein de matériel avec tous les micros, et, quand ils jouent, cela sonne comme s’ils n’avaient qu’une grosse caisse, une caisse claire et un tom à leur disposition ! Une bonne cymbale peut être l’équivalent d’un Stradivarius ou d’un sax Selmer. Elle chante quand vous tapez dessus. La qualité du son acoustique est très importante en jazz.

Avez-vous beaucoup travaillé le rebond de baguette, si caractéristique dans votre jeu ?
A une époque, je travaillais beaucoup et j’avais énormément de technique par rapport à d’autres batteurs. Il faut que la baguette rebondisse au maximum, qu’elle joue toute seule. Maintenant, je dois reconnaître que j’ai moins de technique que certains batteurs actuels, qui font des trucs carrément hallucinants. Je n’ai jamais bossé un plan tout seul dans mon coin. Si, peut-être une fois, un truc de Steve Gadd, pour voir comment c’était foutu, puis j’ai vite laissé tomber. Par contre, je vais essayer de reprendre une mélodie que j’ai entendue.

Dans certains documents datant des années 60, on vous voit exécuter des drives de cymbale à une vitesse hallucinante, un peu à l’image du défunt Max Roach, grand pionnier du be bop…
J’allais encore plus vite que Max Roach, si l’on prend l’époque où je jouais avec Solal à la fin des années 50, notamment les concerts à la salle Gaveau. Pour les tempos hyper rapides, c’est Don Ellis qui m’a appris à dédoubler dans le comptage du tempo, en pensant les appuis sur les « 1 » et les « 3 ». A partir d’une certaine vitesse, vous ne pensez plus en triolets, mais il y a toujours cette notion de swing. C’est ce qu’on appelle le « trinaire ».

Accordez-vous beaucoup d’importance au geste ?
Quand le geste est beau, le résultat est positif. Quand en tennis Federer fait le geste juste, il est au sommet de sa perfection. Le geste, c’est le seul endroit où sport et musique se rejoignent. En batterie, à de très rares exceptions, un type qui n’aura pas un beau geste ne sonnera pas bien.

La batterie est-elle pour vous un instrument de compositeur ?
Oui, à partir du moment où l’on n’est pas asservi par la partition. On a par conséquent toutes les libertés, mais des libertés surveillées ! Je rajouterai qu’en termes de création et de composition instantanée, il faut toujours se poser les bonnes questions : est-ce que ce que je fais est intéressant ? opportun ou inopportun ? musical ou anti-musical ? C’est cela l’intérêt du jazz, vous voyez… Il faut savoir tirer dans la cible avec le plus de justesse possible. C’est le métier qui vous donne les armes pour vous défendre de manière à ne pas être pris au dépourvu. Je prends l’exemple du boxeur, qui doit pouvoir attaquer tout en assurant sa défense. Si, par exemple, on place un rimshot dans une ballade, eh bien on se plante ! Parfois, il vaut mieux ne pas jouer que de ne pas savoir quoi jouer. Il faut toujours se demander si cela ne sonnerait pas mieux sans la batterie.

L’improvisation, la spontanéité

Comme vous représentez l’antithèse de ces batteurs qui réduisent l’instrument à la fonction métronomique, on a l’impression qu’avec tout cet univers sonore que vous mettez en place (par l’utilisation de diverses cymbales, balais, mailloches ou baguettes), vous établissez un langage constant avec votre batterie…
La batterie, elle va parler à partir du moment où, en exécutant un morceau que je connais, ou que je ne connais pas par ailleurs, je ne sais pas ce que je vais jouer à l’avance. Suivant les jours, pour le même morceau, je ne vais pas jouer les A, B ou C de la même façon, ni prendre le même tempo. Le jazz c’est une conversation, c’est de l’improvisation. Vous arrivez au bistrot le lundi ou le mardi, vous ne parlerez pas de la même chose. J’aime bien cet esprit de liberté où je peux créer des choses intéressantes qui me surprennent et où j’apprends. Pourquoi est-ce que je joue encore à 79 ans ? Eh bien, c’est parce que cela m’amuse, et, quand je sors de scène, j’ai l’impression d’avoir fait des progrès !

Dans les années 70, on vous a vu, au cours d’émissions télévisées, exécuter des solos de batterie en expérimentant uniquement à l’aide de mailloches par exemple…
A chaque jour suffit sa peine ! (Rire) Si j’allais à la télé chez Jean-Christophe Averty (2) et que tout d’un coup il me demandait : « Tu veux faire un solo ? », je ne savais pas, avant de commencer, si j’allais prendre les mailloches ou les baguettes, ou même faire un trois temps. Je ne vais jamais au théâtre, car il faut réserver les places. Je ne sais jamais si, en réservant le mercredi pour le dimanche, j’aurai toujours envie d’y aller ! C’est aussi simple que cela. La vraie contrainte que j’ai en musique, c’est que je signe un contrat pour aller quelque part à une certaine date. Quelquefois, une heure avant, je n’ai pas du tout envie de jouer de la musique. Je me force un peu, et, une fois que je suis dans le bain, j’oublie que je n’ai pas eu envie et je sors peut-être de scène avec plus de résultat ! Moi, je suis quelqu’un qui fonctionne de cette manière. Je ne sais pas ce que je vais manger ce soir. Quand on aura fini l’interview, je ne sais pas si je vais aller au cinéma ou si je vais rester chez moi.

L’orchestration à la batterie

Quand j’ai commencé à jouer de la batterie à la fin des années 70, un copain clavier m’avait suggéré de me mettre au jazz en me prêtant deux albums de Rhoda Scott : l’un avec Kenny Clarke à la batterie, l’autre avec vous ! Dans le premier, même si je le pensais à l’envers, j’ai tout de suite saisi l’articulation du chabada et les contre-temps à la caisse claire. En ce qui vous concerne, il y a un morceau qui m’avait marqué, une reprise d’un slow chanté par Nicoletta, Il est mort le soleil, revisité en ballade afro-jazz par l’organiste. J’avoue que je n’ai rien compris à ce que vous faisiez, même si au demeurant je trouvais cela génial ! On aurait dit que vous vous évadiez sur les toms et cymbales, parfois en suivant la mélodie, parfois en jouant contre, mais à aucun moment je ne suis arrivé à reproduire vos figures…
J’ai presque toujours utilisé des batteries qui chantaient, avec des grosses caisses de 18”. De cette façon, je crée une gamme avec les toms. Ma grosse caisse marque les syncopes, mais ne joue pas le premier temps de la mesure. Les musiciens avec lesquels je travaille n’ont pas besoin que je leur dise où est mon premier temps. Je me réfère à la pulsation, mais je n’ai pas besoin de marquer le tempo qui sert à faire danser les gens. Il y a parfois des connards qui disent que je ne joue pas en place, mais, en vérité, ils ne comprennent pas que leur vision des choses se situe dans un cadre strictement « scriptible », avec toujours les mêmes figures placées au même endroit. Moi, je joue flottant dans le rythme, avec des triolets qui accélèrent, qui freinent. Je décale tout cela, à l’image de Sonny Rollins, qui est mon musicien préféré. Avec ma batterie, je préfère parler plutôt que jouer des figures.

Avec un tel procédé, nous nous situons plutôt dans une notion de contrepoint, au niveau de l’orchestration…
Oui, dans un certain sens. Par rapport à la mélodie, on peut y mettre des contrechants par derrière, qui vont contribuer à la rendre intéressante. Il y a une manière d’orchestrer que j’appellerai « cucul la praline », et une autre où l’on va plus loin. •

(1) Pierre-Alain Dahan : Batteur professionnel très coté dans les studios parisiens durant les années 60 et 70, décédé en 2013. Bien que grand amateur de jazz, il consacra la majeure partie de sa carrière à enregistrer pour des artistes de variété. Il fit en outre très peu de scène, si ce n’est un passage remarqué au sein du groupe Voyage, en tant que membre actif, en pleine période disco.

(2) Jean-Christophe Averty : Célèbre réalisateur de télévision né en 1928 et décédé en mars 2017. Dès les années 60, il révolutionna le paysage audiovisuel français en utilisant de multiples procédés techniques, totalement innovants pour l’époque, pour mettre en image les artistes de jazz et de variété.

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