MANU KATCHE

DOUBLE

Manu Katché

La Renaissance

L’actualité de Manu Katché reste toujours aussi dense : un nouveau quintet, avec lequel il vient juste de sortir un disque bourré de grooves et de liberté, au parfum puissant de seconde jeunesse, un concert exceptionnel à l’Olympia en avril, qui rassemblera une bonne partie des artistes les plus emblématiques de sa carrière, et l’enregistrement déjà prévu de futurs albums, qu’il parvient à glisser dans les tiroirs secrets de son planning luxuriant, mais contrôlé de main de maître. Qui a dit que l’âge rendait moins actif ?

Manu, lors de la sortie de ton précédent album live, tu m’avais expliqué le plaisir que tu avais à jouer sans bassiste, pour l’espace supplémentaire que cela te donnait. Pourquoi es-tu revenu dans ton nouvel opus, « Unstatic », à un quintet qui intègre de façon plus conventionnelle une contrebassiste ?
Après avoir tourné pendant plus de deux ans avec le précédent quartet sans basse, je trouvais intéressant de changer de formule. Comme je n’aime pas me répéter, et que je cherche sans arrêt à évoluer, j’avais envie d’essayer quelque chose de différent. En plus, je savais à l’avance qu’en réintégrant une basse j’allais forcément composer différemment.

Connaissais-tu Ellen Andrea Wang, ta nouvelle contrebassiste, quand tu as commencé à écrire pour ce cinquième album ?
On me l’avait déjà recommandée, et je l’avais écoutée avec son groupe, ce qui m’a fait penser à elle quand j’ai commencé à composer, mais je n’étais pas encore sûr qu’elle ferait partie de ma nouvelle formation. Dès que j’ai su que j’allais inclure une contrebasse, ma façon d’écrire a changé, et pas seulement parce que réintégrer une basse soulageait le rôle du piano. Ma principale difficulté a été de composer autrement, sans faire disparaître les acquis que le quartet sans bassiste m’avait apportés. Tout l’enjeu était là : ne pas perdre certains repères sonores et structurels sur lesquels je ne voulais pas empiéter. Concernant mon choix, si je m’étais fixé sur un bassiste virtuose mais trop expérimenté, je n’aurais pas pu lui imposer ce que nous avions appris pendant deux ans en jouant sans basse. J’avais donc besoin d’un jeu qui possédait une certaine fraîcheur, et même d’un relatif manque d’expérience, ce qui peut parfois devenir un plus, pour pouvoir faire accepter plus facilement ma façon d’écrire.

L’arrivée de cette nouvelle contrebassiste est valorisée dès les premières secondes dans ton premier morceau, Introduccion, où elle joue un rôle central. Ce n’est certainement pas innocent.
(Sourire). Je te le confirme.

Quand on joue d’un instrument, il y a toujours la tentation de le faire de façon démonstrative. Cela n’est pas mon style. Il peut arriver que ce que je fais soit visuellement impressionnant, mais lorsque je joue, je ne suis jamais en train de prouver à tous les musiciens présents que je suis l’un des meilleurs batteurs du monde.

Le fait qu’Ellen Andrea Wang soit aussi chanteuse a-t-il influencé ton choix ?
Oui, cela m’a séduit. D’ailleurs, nous chantons ensemble à un moment sur l’album, ce qui produit, parce que c’est un duo, un résultat dont la tessiture est intéressante. J’envisage d’ailleurs de renforcer ensuite cet aspect vocal dans le groupe, sur scène notamment, sans pour autant qu’on interprète de véritables chansons.

À l’écoute de ton nouveau disque, on est frappé par tous les styles qu’il contient – salsa, jazz, funk, rumba, soul – mais sans jamais forcer le trait ni jouer ces styles à fond, de façon orthodoxe. Au final, c’est l’une des clés principales du charme de ta musique.
J’aime beaucoup faire des clins d’œil et des allusions. J’essaye de cette manière de créer une vision différente des musiques que tu viens de citer. C’est à l’auditeur ensuite d’adhérer, ou pas, à mon interprétation. Je tiens à dire que ces allusions musicales me définissent bien, car je ne me considère ni comme un jazzman pur, ni comme un rocker pur, ni comme un musicien purement funky.

Parlons maintenant plus en détail de chaque titre. Ton intro de batterie dans « Unstatic » est presque humoristique, tellement elle résume tous les ingrédients de ton style, avec ta splash, ta dynamique très caractéristique… C’est la totale, comme si tu nous disais : « Salut c’est moi, Manu Katché, j’arrive. »
(Rire). Oui, c’est vrai qu’il y a tout dans ce plan. Pourtant, ce fill m’est venu en studio spontanément, sans intention particulière. Ce n’est qu’après qu’il est devenu la signature du morceau.

JUNIOR KIT

Ton titre « Unstatic », qui en français pourrait à peu près se traduire par « En mouvement », est bien trouvé, car on a effectivement la sensation qu’il bouge et évolue sans arrêt en l’écoutant…
Merci. Mais il faut aussi préciser qu’en anglais le terme « Unstatic » n’existe pas. C’est un détournement du mot « static », qui lui existe. Ce qui m’a plu en prenant cette liberté, c’est que chacun peut se l’approprier ensuite comme il veut. Dans son sens basique, il signifie le contraire de l’immobilité. Mais il peut aussi prendre d’autres significations, comme celui de ne pas contenir de « static », ce mot qui désigne le grésillement qu’on entend sur un vieux vinyle.

En tous cas, tes compositions sont très fluides.
Cela vient aussi du fait que chaque partie est écrite précisément, et que je prends soin d’envoyer en amont aux musiciens ce qu’ils doivent jouer, pour qu’ils aient le temps de s’en imprégner avant de rentrer en studio. En terme de temps, la musique instrumentale ne bénéficie pas du même confort que celui dont dispose les chanteurs. Alors quand nous enregistrons, je préfère que chacun connaisse déjà bien les thèmes, et qu’on n’ait plus qu’à les faire tourner pour obtenir la fluidité dont tu parles.

Dans beaucoup de tes titres, la batterie n’apparaît pas immédiatement. Parfois, elle met une minute à arriver. Ce parti pris la rend encore plus importante quand elle intervient, en lui donnant un poids supplémentaire. C’est très caractéristique de ton approche, comme si tu refusais de mettre ton instrument en avant de façon caricaturale.
C’est effectivement mon choix et une question d’attitude. Personnellement, je préfère privilégier les mélodies, surtout si elles sont accrocheuses. Dans cet album, j’ai volontairement mis la batterie un peu en arrière-plan, car je voulais surtout qu’on écoute les thèmes et qu’on se rende compte que sur ce projet je voulais plutôt mettre la musique en avant. J’ai souhaité qu’on entende que mon rôle de compositeur était plus important que celui d’un simple batteur, que beaucoup connaissent déjà.

Avec ton expérience grandissante de la composition, après ce nouvel album, te considères-tu plus comme un batteur qui compose les titres sur lesquels tu joues, ou plutôt comme un compositeur qui joue de la batterie sur tes morceaux ?
Je me considère d’abord comme un compositeur qui vient ensuite jouer de la batterie. Pour moi, ce cinquième album fait en studio représente de nombreux enjeux, à divers niveaux. J’en suis le coproducteur, il sort sans le soutien d’une maison de disques, et sa couleur sonore est différente de ce que j’avais pu enregistrer avant chez ECM. Il sonne plus seventies, avec des références à des musiques qui m’ont façonné quand j’étais plus jeune. D’ailleurs, je le sors aussi en version vinyle.

Parlons maintenant de l’Olympia que tu vas faire bientôt, le 7 avril. Que représente ce concert exceptionnel pour toi, avec autant d’artistes réunis ?
C’est un peu comme si je faisais mon jubilé, même si je n’ai pas encore atteint mes 50 ans de carrière (Sourire). Je vais y jouer au milieu de ma vraie famille musicale, celle qui m’a permis de devenir ce que je suis aujourd’hui, humainement et musicalement. Si certains des musiciens qui seront sur scène ce soir-là sont devenus des stars, ce sont avant tout pour moi des amis, avec lesquels, pour certains, je joue depuis 30 ans : le bassiste Pino Palladino, le guitariste Dominic Miller… Je me suis efforcé de faire un choix cohérent, en rassemblant des personnalités qui représentent véritablement mon parcours, qui m’ont beaucoup appris et résument bien mon évolution. Cela a été difficile, car ils sont tellement à avoir compté dans ma vie… Ma sélection a finalement été guidée par le critère de la constance, en gardant ceux qui ont été le plus souvent présents. Le seul grand absent sera Peter Gabriel, qui serait venu s’il n’avait pas été retenu par des obligations familiales. J’ai voulu aussi que cette soirée soit comme un cadeau fait au public qui viendra, pour remercier les gens qui m’apprécient et me suivent depuis longtemps.

© Olivier Bride
© Olivier Bride

Qui partagera la scène avec toi ce soir-là ?
Il y aura des artistes aux styles très différents, mais que j’aime tous pour des raisons particulières. Stephan Eicher sera là, car je le considère comme un véritable artiste, très européen, qui malgré son étiquette folk-rock a une démarche très jazz, toujours en train de se remettre en question. Le bassiste-chanteur Richard Bona et le guitariste Raul Midón, chanteur également, seront aussi présents. La chanteuse israélienne Noa, dont j’apprécie beaucoup la générosité et la culture viendra aussi. Et puis pour le final, Sting viendra chanter et jouer de la basse. Sa présence est pour moi une preuve de franche amitié, car il ne participe pas habituellement pas à ce genre de concert, ou vraiment très rarement. Le programme n’est pas encore totalement défini. Je tiens à garder une part d’improvisation, de liberté, pour que l’atmosphère reste bon enfant et que les choses ne soient pas trop figées.

Quels sont tes projets à court terme, malgré ton planning déjà bien chargé ?
L’émission « One Shot Not » pourrait redémarrer, en septembre sur Arte. Si cela se fait, la formule sera complètement différente, car on était arrivé au bout du premier concept. En parallèle, je continue d’enregistrer des albums, même si les albums ne se vendent plus ! Cela se fait surtout à l’étranger. Récemment, j’en ai fait un avec le pianiste Stefano Bollani, en Italie. Prochainement, je dois bientôt enregistrer avec Dominic Miller et Christian McBride. Le 11 mars, c’est la sortie de mon album « Unstatic », qui devrait entraîner environ une centaine de concerts. J’ai aussi réussi à garder une place pour tourner en quartet avec Michel Jonasz, en mai. Je le fais complètement par plaisir, parce que je l’adore, et que notre collaboration représente une bonne partie de ma vie, sans laquelle je ne serais pas devenu ce que je suis. En plus, c’est génial de retrouver 30 ans après un public fidèle qui a vieilli avec nous. Et je continue aussi à enregistrer des musiques pour accompagner des images, je fais des trailers. J’ai toujours pas mal de projets en cours, que j’aime mener de front. •


Une musique en mouvement
L’aspect « en mouvement » de ta musique, c’est à mon sens sa caractéristique principale. Elle fait voyager, dans un grand confort, et on peut voir à travers elle plein de paysages en peu de temps car, dans un même titre, elle change souvent de grooves. On remarque aussi que tous ces changements ne provoquent jamais de cassure, qu’ils évoluent toujours en douceur.
« Cette caractéristique d’écrire une musique qui n’est pas agressive est certainement proche de ce que je suis, puisque qu’on exprime obligatoirement beaucoup de soi-même dans ce que l’on joue. Cette particularité de faire entendre de fréquents changements d’atmosphère ressemble aussi à ce que je vis, puisque je change très souvent de lieux, de genres musicaux, d’environnements et d’univers. Tout cela se passe en général sans heurt, puisque j’ai la chance de faire le plus souvent des rencontres sympathiques, de jouer dans des concerts où l’ambiance est chaleureuse, dans un climat agréable, où s’expriment le respect et beaucoup d’humanité. Comme je ne compose pas pour faire un exercice de style mais que je m’efforce au contraire de mettre dans mes morceaux tout ce que je ressens, forcément, ce que je vis ressort dedans. Cette absence de cassure quand je change de climat correspond simplement à ma personnalité, puisque je suis le lien entre toutes ces ambiances différentes au moment où je les écris. »


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